L’entrée de Babylone
Ce serait peut-être mieux de vous raconter un peu comment mes histoires de Babylone ont commencé. Je venais de sortir du lycée et je cherchais ce que j’allais pouvoir faire de mon existence.
Je n’étais pas mauvais au base-ball au lycée. J’avais joué deux ans de suite dans l’équipe première et j’avais fait une moyenne fantastique en terminale, dont quatre points sensationnels ; alors j’ai décidé de tâter du base-ball comme professionnel.
J’ai fait mes essais un après-midi pour une équipe semi-professionnelle et je me suis dit que c’était le début d’une carrière qui me mènerait droit chez les New York Yankees. Je jouais première base ; alors, forcément, il faudrait que les Yankees se débarrassent de Lou Gerhig, qui jouait première base chez eux ; mais je me suis dit que le meilleur l’emporterait ; et le meilleur, bien sûr, ce serait moi.
Quand je suis arrivé au stade pour mes essais avec l’équipe, l’entraîneur a commencé par me dire : « Toi, tu ne m’as pas l’air d’une première base.
— Il ne faut pas se fier aux apparences. Regardez-moi jouer. Je suis le meilleur. »
L’entraîneur a secoué la tête.
« Un joueur de base-ball avec une dégaine comme la tienne, je crois que j’en ai jamais vu. Tu es sûr que tu as déjà joué comme première base ?
— Donnez-moi une batte et je vais vous montrer à qui vous avez affaire.
— D’accord, a dit l’entraîneur. Mais tu n’as pas intérêt à me faire perdre mon temps. On est seconds, avec un match de retard sur les premiers. »
Je ne voyais pas ce que j’avais à voir là-dedans, mais j’ai fait comme si j’avais parfaitement compris ce que cette performance avait d’impressionnant.
« Mettez-moi première base et vous vous retrouverez en tête avec cinq parties d’avance », j’ai fait, histoire de me mettre bien avec ce fumier.
Il y avait là à peu près une douzaine de joueurs de base-ball, l’air à moitié idiot, qui se lançaient la balle en taillant le bout de gras.
L’entraîneur a fait signe à l’un d’entre eux.
« Hé, Sam, il a crié. Viens un peu là et lance quelques balles à ce type. Il se prend pour Lou Gerhig.
— Comment vous avez deviné ? j’ai dit.
— Si tu me fais perdre mon temps, je m’engage personnellement à te sortir de ce stade par la peau du cul », dit l’entraîneur.
Je voyais bien qu’on ne serait jamais copains lui et moi, mais j’allais lui montrer à ce salaud. J’allais lui faire rentrer ses mots dans la gorge avant pas tard.
J’ai ramassé une batte de base-ball et j’ai été prendre ma place. Je me sentais parfaitement sûr de moi.
Sam, le lanceur, a pris place sur la butte. Il n’avait pas l’air très impressionnant comme lanceur. Il avait à peu près vingt-cinq ans et un corps assez mince monté de façon un peu gauche sur un mètre quatre-vingts de charpente. A mon sens, il ne pesait pas plus de soixante-trois kilos tout mouillé avec une boule de bowling sur les genoux.
« Et c’est ce que vous avez de mieux comme lanceur ! j’ai crié à l’entraîneur.
— Sam, a hurlé l’entraîneur. Envoie-lui z’en une fumante à ce petit morveux ! »
Sam a souri.
Il n’était pas fait pour réussir au cinéma. Il avait une paire de dents de devant, on aurait dit le cousin germain d’un morse.
J’ai fait quelques moulinets d’échauffement. Alors, Sam a très lentement pris son élan. Il a mis un temps invraisemblable à préparer son lancer. On aurait dit un serpent qui défait ses anneaux. A aucun moment il n’a cessé de sourire.
C’est la dernière chose dont je me souvienne avant de m’être retrouvé à Babylone.